Au printemps des monstres, Philippe Jaenada – 2021 – Ed. Mialet-Barrault, 749 p.
21-18
Je mets sur pause les articles concernant les « livres de mon été » pour vous parler d’un sujet plus urgent : la rentrée littéraire 2021. Depuis septembre, les éditeurs nous présentent leurs nouveautés, mettent en avant les romans de leurs écrivains phares ou de leurs nouvelles voix prometteuses. Nous sommes noyés dans d’innombrables titres, nous devons faire un choix. Cette année est compliquée car lorsque j’écoute La Grande Librairie ou Le Masque et La Plume, mes envies de lecture s’élargissent. Cette rentrée littéraire est riche et pleine de pépites. Néanmoins, le premier titre que je me devais de lire en cette rentrée était le roman tant attendu de Philippe Jaenada !
Philippe Jaenada est connu depuis plusieurs années pour ses romans « enquêtes » à travers lesquelles il travaille sur un fait divers, et essaie de faire ressortir la vérité en cherchant à comprendre les failles de la justice (La Petite Femelle, La Serpe, Sulak). Dans ce nouveau roman, nous sommes transportés en 1964 lorsque Luc Taron, un enfant de 11 ans est porté disparu et retrouvé le lendemain, assassiné. Une histoire qui a été très médiatisée, puisque son tueur a joué avec la police pendant un mois, se nommant l’étrangleur, avant d’être arrêté. Pourtant, Jaenada est convaincu de son innocence. Lucien Léger, inculpé pour le meurtre de Luc Taron, est resté en prison pendant 41 ans, une des détentions les plus longues en Europe.
Résumé
Un soir de printemps 1964, Luc Taron s’enfuit de chez lui après s’être fait disputer par sa mère. Habitués de ses fugues, ses parents le cherchent jusqu’au milieu de la nuit avant d’aller se coucher. Le père tarde à déclarer la disparition, peu inquiet car persuadé qu’il va revenir. Il ne reviendra pas. Il est retrouvé assassiné dans une forêt proche. Cette histoire est particulièrement médiatisée lorsque « l’étrangleur » va se dénoncer anonymement par lettre, prouvant son implication dans le meurtre. Par de multiples courriers et pendant un mois, il va rendre fou la police, il va terroriser les Français. Pourtant, cet homme qui se dénonce n’est pas celui qu’il se dit être.
Une fugue qui tourne au cauchemar
Luc Taron est un habitué des fugues. Depuis le début de l’année, il avait déjà fugué deux fois. Lorsque sa mère le voit partir en courant de leur appartement, elle liste des endroits où aller le chercher. Les deux parents cherchent désespérément leur fils pendant plusieurs heures, la mère restant près du domicile au cas où son fils reviendrait. Ils le guettent mais l’enfant ne revient pas. Ils décident d’aller se coucher, et de le chercher le lendemain près de l’école.
Le père de Luc Taron finira par déclarer la disparition à la police. Lors de cette même journée, Luc Taron sera retrouvé assassiné dans une forêt de banlieue, allongé près d’un arbre. A première vue, l’enfant semble mort par étouffement, mais étrangement aucune trace de lutte ne sera retrouvée sur le corps du petit.
L’étrangleur voit le jour
Les doutes sur l’assassinat de Luc Taron vont rapidement se dissiper. Des lettres vont circuler, provenant de celui qui se fera appeler l’étrangleur (en réalité Lucien Léger), par lesquelles il se dénonce sans dévoiler son identité. Il donne des précisions sur les circonstances du meurtre, sur le déroulé de la soirée de la disparition.
Il est évident que cet individu est l’assassin de Luc. La police guette ses courriers, le cherche désespérément, jusqu’au jour où il se dirigera de son plein grès pour atterrir au commissariat et être démasqué. Lucien Léger est bien l’auteur des lettres, il est donc forcément l’auteur du meurtre. Il est emmené par la police, et sa descente aux enfers commence.
Mon avis sur l’œuvre
Un destin brisé
Je n’ai pas le droit de dévoiler plus de secrets sur cette histoire, j’en ai déjà bien trop dit. Philippe Jaenada est convaincu de l’innocence de Lucien Léger. Oui, il a bien écrit les courriers. Oui, il connait des informations sur les circonstances du crime qu’il n’aurait pas pu connaître sans y avoir été présent. Oui, il est très intelligent et bête à la fois de se dénoncer ainsi. Pourtant, ça ne colle pas, il ne peut pas avoir fait de mal à cet enfant.
La première partie du roman nous présente l’histoire telle que les médias l’ont présentée à la France dans les années 60. Jaenada nous y parle des circonstances présentées dans les journaux, des articles publiés (notamment un de la femme de Lucien qui accentuera la perception criminelle que nous avons de cet homme). Pourtant, tout ceci n’est en fait que le jeu des médias qui paient plus cher pour pouvoir écrire ce qu’ils veulent. La France est déchaînée contre cet homme (qui l’a fait tourner en bourrique, terrorisant la population à l’idée du prochain enfant qui serait assassiné tant qu’il ne serait pas arrêté). On ne peut pas leur en vouloir, à ces Français terrorisés…
Néanmoins, l’erreur judiciaire est là. Dès son arrestation, alors que tout le monde crie à qui veut l’entendre qu’il s’est dénoncé du meurtre de l’enfant, il a en réalité clamé son innocence (pour le meurtre, pas pour les courriers). Ses avocats ont décidé d’une stratégie pour lui éviter la peine de mort plaidant ainsi coupable, ignorant les demandes de leur client. 41 ans en prison pour un meurtre qu’il n’a pas commis. De nombreuses demandes de libérations conditionnelles injustement refusées. Enfermé à 27 ans, sorti à 68 ans, décédé à 71 ans. C’est une vie bien courte, pour une bêtise, pour de la loyauté non partagée.
La méthode Jaenada
Jaenada nous emporte, comme toujours, dans son style littéraire qui lui est propre. Par ses multiples parenthèses, il nous fait exploser de rire (on apprend dans son roman qu’il a été malade et opéré ; nous sommes ravis de savoir que tout va bien !). Dans la confidence de ses pensées, de son équipe de choc, nous nous sentons de fidèles compagnons de cette enquête que certains trouvent interminable, mais que j’ai totalement dévorée jusqu’à la dernière goutte d’encre.
Lorsque je suis allée à la séance de dédicace de Jaenada à Manosque en septembre dernier, lors de son discours, il a avoué qu’à plusieurs reprises il avait reçu des dossiers d’avocats qui le suppliaient de les aider car ils étaient convaincus de l’innocence de leurs clients. Quand lui a été demandé pourquoi il refusait de répondre à cette demande, il a dit quelque chose de très touchant. Il a expliqué qu’il se considérait comme un conteur, et que s’il suivait des faits divers anciens, c’était parce qu’il ne pouvait blesser personne. Et s’il devait se lancer dans un fait divers actuel, il prendrait le risque d’émettre une opinion qui pourrait toucher une des parties. Il s’y refuse car il ne supporterait pas de faire souffrir des personnes avec ses romans. Je trouve que ce discours est très représentatif de la bienveillance et de l’empathie que porte Philippe Jaenada et que nous ressentons particulièrement dans ses romans.
Conclusions
Les recherches de Jaenada pour écrire ses romans sont très longues. Il parcourt des archives à multiples reprises, et met des années avant de nous offrir un nouveau roman. En refermant ce livre, ma première pensée a été « à dans quatre ans Jaenada » (ce n’est pas totalement vrai, il me reste encore quelques romans de lui à lire, mais l’idée était là). Ce roman est massif, long, mais passionnant. Lorsque je lis un livre dans les transports, j’écoute une playlist de mes titres récents. Maintenant, en écoutant Live Forever d’Oasis, je pourrais penser et revivre tous les sentiments qui m’ont parcourue pendant ce roman.